Finalement, RER et insomnies aidant, j'ai lu Zugzwang d'Anthony Boulanger plus rapidement que je ne pensais avoir le temps de le faire. Je suis loin de connaître entièrement la pléthorique production de l'auteur, mais ce que j'ai eu l'occasion de lire de lui m'a en général favorablement marqué, les deux exemples les plus récents étant l'histoire du Dragon-Tangible de l'anthologie Sur les ruines du monde, excellente nouvelle dans un volume par ailleurs globalement d'un très bon niveau, et son conte de l'anthologie ImaJn'ère 2014, de loin le meilleur du volume et écrasant sans mal les propositions des auteurs « professionnels » (c'est très flou, ces histoires d'auteurs pro, semi-amateurs, amateurs… Un de ces jours, je lancerai un débat sur le sujet, mais faut d'abord que je me ravitaille en Domaine des Hautes Glaces).
Du coup, lorsque j'ai vu ici même qu'allait paraître son nouveau roman (pas extrêmement long, si mon coup d'œil de traducteur n'est pas trop abruti par la fatigue, je dirais dans les 45000 mots ?), servi du reste par une très belle couverture, j'ai mis le lien dans un recoin de mon ordinateur et j'ai patiemment attendu la sortie.
Et en une phrase, j'ai passé avec ce bouquin un vrai moment de lecture – je veux dire, un de ces moments qui nous rappellent pourquoi nous sommes lecteurs, pourquoi nous aimons qu'on nous raconte des histoires, pourquoi nous aimons en raconter. Je vais essayer loyalement de ne rien révéler de l'intrigue, ce qui va bien sûr limiter mon commentaire, alors pardon si j'ai l'air cryptique ou élusif.
Première chose qui m'a plu, c'est que le roman ne se range dans une case que si l'on est très superficiel. Et c'est très bien ainsi : mort aux catégorisations trop précises ! (« Moi j'écris de la romance Urban Fantasy proto-gazdeschistepunk rétro-futuriste, et toi ? »). Certes, il y a une dynamique générale très post-cyberpunk dans le roman (j'ai pensé à certains des derniers textes un peu méconnus de Gibson), mais il y a des éléments qui ne dépareraient pas dans quelques-uns des meilleurs épisodes de Star Trek Voyager, un art de la formation de combat qu'on adapte à l'évolution de la bataille et qui ne déplaira pas aux admirateurs de Vendôme, une vraie sensibilité à la tension littéraire que peut générer une partie d'échecs, jeu qui a inspiré le cinéma et la littérature de longue date dans des catégories très éloignées de la SFFF - rassurez-vous, cela dit, l'amateur d'échecs aura sans doute des plaisirs dans ce livre qui me sont fermés à moi qui n'y connais rien, mais inutile de maîtriser le jeu pour comprendre l'histoire : elle a paru très claire et palpitante au joueur de go que je suis (éducation d'enfant de troupe oblige !).
Ce mélange des genres tient peut-être à ce que l'auteur a l'air de bien maîtriser les divers univers de l'anticipation sous toutes ses formes. Les allusions abondent, qui ne font jamais « fan service » mais authentique amour du genre (de GLaDOS à la Porte de Tannhäuser). Elles sont non seulement un plaisir mais elles s'intègrent utilement dans l'intrigue puisque… ah, et non, là, je ne peux rien dire sans trahir des secrets. Mais il ne s'agit pas de lâcher du nom propre pour le plaisir de titiller l'amateur. Il s'agit de faire naître une histoire nouvelle sur un terreau ancien et parfaitement connu. Anthony Boulanger a ses propres boutures sur de vieilles plantes.
Par ailleurs, une fois de plus dans cette histoire, l'atout d'Anthony Boulanger, c'est de savoir suggérer un monde. Quelque chose de tangible et de coloré, qui est crédible et qui présente un véritable intérêt littéraire. L'homme interfacé au Réseau dont le corps reste en arrière dans le monde tangible, ce n'est pas nouveau en SF. Mais qu'est-ce que vous en faites, de cette idée ? A quoi ressemble-t-il, le monde du Net ? A quoi ressemblent l'humain charnel laissé derrière, et le monde qu'il a quitté ?
L'une des choses qui me manque le plus dans la littérature générale actuelle, avec son obsession à la Hemingway de la phrase sèche et du bavardage nombriliste, c'est la capacité de brosser des paysages, des mondes, des environnements qui vibrent et qui dépaysent, qui impressionnent et qui transportent dans un ailleurs totalement exotique… pour le meilleur et pour le pire. La SFFF, heureusement, comble ce vide, et c'est le cas ici aussi. La manière dont l'auteur décrit son monde virtuel est passionnant (mais, d'un certain point de vue, c'était le plus facile, car par définition aucune loi physique ne s'y impose comme à nous autres charnels), mais plus intéressant encore est ce qu'on apprend de la terre terrestre que le Net tend à remplacer. C'est d'ailleurs ma principale frustration dans ce roman : il est bref et on n'en apprendra pas autant que je l'aurais aimé sur… ah non, une fois de plus, je dois me taire sous peine d'en révéler trop. Toujours est-il qu'on n'est pas dans ce roman en terrain aussi connu qu'on le croyait en lisant les premières pages.
En parlant de terrain connu, j'aime aussi que l'histoire comprenne son lot de retournements de situation, qui entretiennent le suspense et la progression de la bataille, mais sans recourir à la chute inattendue pour tout justifier. Oui, c'est sympa, le twist final qui vous prend à contrepied et auquel toute l'histoire vous prépare depuis le début… dans une nouvelle de 3000 mots. Dans un roman, vous avez intérêt à avoir davantage de substance que ça, et là il y en a : du coup telle révélation nous fait dire «ah oui, bien trouvé ! » au lieu de nous faire râler : « Quoi ? Tout ça pour ça ? » Et ce d'autant plus que la fin nous ouvre à une vrai question, très actuelle, sur la nature de l'homme.
Bon, j'arrête mon gros machin foutraque qui part dans tous les sens, mais à ma décharge il est impossible de faire une bonne chronique sur un roman sans en dire trop au lecteur, du coup on en est réduit aux impressions en vrac, aux sentiments fugaces. Mais si vous aimez la SF, ou simplement si vous aimez qu'on vous raconte des histoires, lisez Zugzwang, ça vous changera des sempiternelles dystopies pour adolescents sans queue ni tête dont les univers friables sont à peine des excuses à des péripéties convenues de super-héros fades. Ici, vous aurez un univers qui se tient, une intrigue dans laquelle rien n'est gratuit, même pas l'allusion pour public averti, et des héros dont vous ignorerez jusqu'au bout s'ils ont une chance de gagner ou pas… d'autant que la victoire est un concept mouvant, et que sa définition dans ce roman peut s'avérer aussi compliqué que la stratégie qui se déploie devant vous sur l'échiquier.